Les textes que je vous propose de lire ci-dessous sont extraits d’un ouvrage publié en … 1748. Leur auteur, était-il visionnaire ou la société occidentale a-t-elle changé si peu depuis le début de la modernité, c’est-à-dire depuis la fin du Moyen Age ?

	Du principe de la démocratie.

	« Les politiques Grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
	Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus. On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître. Ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais, pour lors, le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »

	Du commerce.

	« Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.
	Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout: on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.
	On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures  : c’était le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.
	L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
	Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales: les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. »

	Du luxe

	« Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si, dans un État, les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe ; car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres.
	Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l’on a au-delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l’inégalité s’établira...
	… Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale ; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’État, de l’inégalité des fortunes des particuliers, et du nombre d’hommes qu’on assemble dans certains lieux.
	Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses. S’ils sont en si grand nombre, que la plupart soient inconnus les uns des autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne »

	Raison de l’usage de la monnaie

	«  Les peuples qui ont peu de marchandises pour le commerce, comme les sauvages, et les peuples policés qui n’en ont que deux ou trois espèces , négocient par échange…
	...Mais, lorsqu’un peuple trafique sur un très grand nombre de marchandises, il faut nécessairement une monnaie, parce qu’un métal facile à transporter épargne bien des frais, que l’on serait obligé de faire, si l’on procédait toujours par échange... »

	Des prêts à intérêt

	«  L’argent est le signe des valeurs. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin. Toute la différence est que les autres choses peuvent ou se louer, ou s’acheter ; au lieu que l’argent, qui est le prix des choses, se loue et ne s’achète pas.
	C’est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt : mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi civile.
	Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l’argent ait un prix, mais que ce prix soit peu considérable. S’il est trop haut, le négociant, qui voit qu’il lui en coûterait plus en intérêts qu’il ne pourrait gagner dans son commerce, n’entreprend rien ; si l’argent n’a point de prix, personne n’en prête, et le négociant n’entreprend rien non plus. »

	Des dettes publiques

	« Quelques gens ont cru qu’il était bon qu’un état dût à lui-même : ils ont pensé que cela multiplierait les richesses, en augmentant la circulation.
	Je crois qu’on a confondu un papier circulant qui représente la monnaie, ou un papier qui est le signe des profits qu’une compagnie a faits ou fera sur le commerce, avec un papier qui représente une dette. Les deux premiers sont très avantageux à l’État : le dernier ne peut l’être ; et tout ce qu’on peut en attendre, c’est qu’il soit un bon gage, pour les particuliers, de la dette de la nation, c’est-à-dire, qu’il en procure le paiement. »

	De la pauvreté des peuples.

	« Il y a deux sortes de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendu tels ; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parce que leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres que parce qu’ils ont dédaigné, ou parce qu’ils n’ont pas connu les commodités de la vie ; et ceux-ci peuvent faire des grandes choses, parce que cette pauvreté fait une partie de leur liberté. »

« De l’Esprit des Lois » MONTESQUIEU