Il vous est sans doute déjà arrivé qu’en terminant un geste, votre attention étant déjà focalisée sur l’action suivante, vous oubliez la trajectoire de votre main et renversez un objet. Celui-ci tombe et se brise en mille morceaux avant que votre main puisse faire marche en arrière pour le rattraper. Je ne peux pas m’empêcher de penser à une similitude avec les gestes de l’humanité entière.
La société humaine représente une fraction de seconde dans l’évolution de la vie sur terre. Sur ce minuscule laps de temps, l’homme est aujourd’hui sur cette trajectoire qui renversera l’objet, en l’occurrence l’équilibre naturel, menacé de se briser en mille morceaux parce qu’il veut aller plus vite que ses moyens propres le lui permettent. Sans jamais profiter jusqu’au bout de ce qu’il a à portée de main, son regard est focalisé perpétuellement sur de nouvelles opportunités…

Il vit dans un conte de fées, celui des « mille et une choses à la fois », et il a l’air d’y trouver son compte. Il y croit et il se l’approprie, comme un enfant. Les yeux brillants en déballant un nouveau jouet, bouche bée en écoutant des récits sensationnels, stupéfié en regardant un écran où ça bouge dans tous les sens, excité en roulant à 230 à l’heure… il est heureux.
Heureux ? L’enfant se met à bouder au moment où il commence à s’ennuyer, à pleurer si une contrainte le ralentit dans son entrain, à se rouler par terre si la frustration l’envahit. Un rien, une promesse, une histoire peuvent néanmoins le faire revenir à l’état d’extase et le cycle peut recommencer.

Et l’adulte ? Il ne se roule pas par terre. Il essaie de rouler les autres dans la farine. Il est capable d’aiguiser n’importe quel appétit. Bon orateur, il sait mettre une graine dans la tête des gens et la cultiver avec de l’engrais publicitaire. Il fait du marketing, il spécule sur la confiance des gens. Il se trouve encombré d’objets, de divertissements, d’informations, d’urgences, de nouveautés, de possibilités, de potentiel. Le regard se focalise constamment sur l’arrivée de « quelque chose », au point d’oublier sa trajectoire véritable qui, elle, passe par un espace tout autre, l’immensité de la nature. Quand il est épuisé, fatigué de ses occupations censées lui faire « gagner du temps », il s’arrête, un instant peut-être. Soudain c’est le vide. Alors, il faut se redresser, il faut gagner de l’argent, le moyen pour acheter du temps précieux, pour aller plus vite, plus loin, pour rester en mouvement. Il ne faut pas s’arrêter, pas trop ! C’est exténuant, en effet, mais excitant aussi, addictif.

Comment pourrait-il trouver un intérêt dans le changement de son mode de vie ? Elle est comme ça la société, il faut s’accrocher pour ne pas rester à la traîne ! Pendant la période actuelle de ralentissement économique, de « confinement », l’homme, voit-il la nature bénéficier d’un moment de répit ? Ou est-il en train de trépigner, de tourner en rond comme un fauve dans une cage, guettant à chaque instant l’ouverture de la porte ? Accroché à ses réflexes, peut-il s’imaginer autrement ? La cupidité le rend myope et, hélas, elle augmente proportionnellement à la fortune accumulée. Pour l’imagination et les décisions à prendre, l’intelligence artificielle est en train de prendre le relais. Elle le soulage de cet effort par des algorithmes qui se gardent bien de le laisser s’échapper des rails d’un système bien rôdé, de la consommation salvatrice.

Comment pourrait-il prendre la mesure des dégâts qu’il cause avec ses comportements et du danger dans lequel il met la pérennité de son espèce et de la vie en général ? Les symptômes du danger, ne sont-ils pas assez menaçants pour sa vue, pas assez imminents pour son entendement, pas assez concrets pour son esprit ? Le système, celui que l’on lui raconte, celui de sa grande « Histoire », celui qui lui propose le confort dont il aurait besoin pour être heureux, est immuablement ancré dans son esprit, comme un conte de fée dans la tête d’un enfant. Ce n’est pas possible d’y toucher fondamentalement sans nourrir son angoisse, sans casser ses illusions. Instinctivement il voit la menace d’un grand désordre. Et pour cause, réfléchissant sur l’interdépendance de tous ses actes, sur l’effet papillon qu’un seul geste effectué ici peut avoir à l’autre bout de la planète, il est pris d’un grand vertige.

La spéculation peut amener l’homme à amasser une grande fortune matérielle ou bien à l’état de la plus grande détresse. L’un n’empêche pas l’autre d’ailleurs car elle l’éloigne de la réflexion sur ses besoins essentiels.

Dans le brouhaha général, il écoute des histoires sur les solutions, certes, il entend des réflexions sur les moyens permettant de consommer de manière plus « écoresponsable ». Mais il reste dans le schéma de la consommation, de la possession, de la distraction visible et palpable. Comment l’orienter vers une intériorisation de ses besoins, leur dématérialisation ? Comment lui expliquer de faire un tour de lui-même avant de faire un tour du monde ? L’enfant qui joue et découvre l’univers tranquillement dans son coin est plus rare que celui intrigué par l’agitation du groupe courant derrière un harangueur. Et si la véritable richesse résidait dans la pauvreté en besoins ? Comment l’homme occidental pourrait-il se détacher de ses désirs matériels ?

Dans son conte de fée, le château que l’homme a érigé est un si beau rempart contre l’angoisse. Dans une société de satiété, il remplit, il achète pour soulager ses impulsions, il détruit l’environnement non pas pour se nourrir, mais pour éviter le vide, l’ennui, l’effort de l’inconfort…
C’est dans ce château qu’il renverse « l’objet » qui tombe et se brise en mille morceaux. C’est derrière ce rempart qu’il se protège contre la lenteur de la vie, contre la fatalité, contre la réalité de sa condition.

Aujourd’hui, sa manière d’être est acceptée par le plus grand nombre, par ce groupe courant derrière le harangueur. Elle est basée sur l’accroissement des besoins. A travers l’omniprésence publicitaire mensongère, il vit dans l’illusion que plus il acquiert des produits soi-disant écologiques plus il fera du bien à l’environnement. La contemplation en temps réel de la vie est remplacée par la consommation d’images et d’informations en continu.

Y aurait-il un frein à sa boulimie? Le principe d’un jeûne intermittent alimentaire, pour faire du bien à son corps, pourrait s’appliquer à un jeûne intermittent consommateur. Cela ferait du bien à l’équilibre mental de l’homme et, par ricochet, à l’équilibre de la nature dont il fait partie. Le bien-être résultant d’une diminution de son appétit évoluerait possiblement vers un changement dans la conscience collective et, progressivement, vers un système axé davantage sur la sobriété, l’échange, l’empathie et l’altruisme.

Produire seulement ce dont on a réellement besoin, s’éloigner d’un ordre établi où chacun possède la même chose au nom de l’indépendance et de l’individualisme, autrement dit, se nourrir, se loger, se déplacer, s’habiller de façon plus consciente, plus responsable. Mais cette formule, n’est-elle pas aussi abstraite que l’assertion selon laquelle la vie sur terre est menacée par les agissements humains ? Est-ce que chacun est capable d’en assimiler toute la dimension ? Est-ce que ces mots suffisent pour inciter quiconque à l’action ? L’action, justement ! L’ambivalence du terme est une clé de voûte dans le récit de notre monde. La contemplation de l’existant est une action aussi. Elle ne remplit pas l’estomac, certes, mais elle peut nourrir notre pensée, nous décider à lâcher prise, à deviner les notions du temps et de l’espace où chaque être évolue. Contempler, c’est de voir le monde avec le regard de l’enfant qui apprend à être soi dans un grand ensemble, dont il fait bien partie, mais dont il doit se détacher en même temps. Découvrir son propre pouvoir et comprendre ses limites aussi qui, même en se roulant par terre, ne pourront pas être dépassées s’il porte ainsi préjudice à autrui.
Si ceux qui ont vécu déjà pouvaient prendre du recul et questionner sérieusement leur addiction au consumérisme, ceux qui découvrent la vie aujourd’hui et ceux qui naîtront demain auraient comme première image un monde différent de celui du passé, en constante agitation incohérente et destructrice. Prendre le temps pour s’intéresser davantage aux autres, c’est d’apprendre à mieux se connaître soi-même. Accepter ses peurs, les canaliser, les partager, les transformer en savoir, sans vouloir dominer ceux qui ne savent pas, c’est un premier pas pour aller vers plus de bienveillance. Une société basée sur des valeurs altruistes offrirait des chances à l’épanouissement de chaque individu. Elle favoriserait la coopération plutôt que la compétition. Elle serait plus lucide, plus réfléchie, plus consciente de ses actes et de sa trajectoire. Sa vue serait moins troublée, moins éblouie par l’illusion de la prochaine nouveauté tant attendue. Elle n’écraserait pas sur son chemin tout ce qui lui paraît insignifiant dans sa course folle vers… euh, hm, vers quoi en fait ?

Voilà une énième réflexion sur le monde occidental. Elle n’est sans doute pas déchiffrable pour tous, mais chacun est libre de se construire une vision. Si j’arrive à faire pousser un brin d’imagination dans mon propre jardin, à l’arroser régulièrement, il est peut-être possible qu’une graine tombe dans celui du voisin, puis, une autre dans celui du voisin du voisin, ainsi de suite, ainsi de suite.