Dans l’article précédent nous avions constaté que l’homo sapiens était devenu l’homo economicus sans s’en rendre compte et, détail de taille, sans demander à qui ni à quoi que ce soit sur Terre…

Il n’est pas inutile de faire un petit détour du côté juridique pour mieux appréhender la situation. Dans un état de droit, tel que la France par exemple, tous doivent se conformer aux lois, aussi bien les gouvernés que les gouvernants. Bien que la complexité juridique s’apparente aujourd’hui à une jungle impénétrable, force est de constater que nous avons fait d’immenses progrès aux niveaux social, santé, scientifique, paix… après des atrocités dont nos ascendants directs étaient encore capables il n’y a pas si longtemps. Par conséquent, la tentation est grande de croire en la raison de l’homme. Il est néanmoins important de rappeler sa courte vue.

Depuis la première apparition de lois, dans des civilisations il y a plusieurs millénaires, elles sont établies par et pour l’homme. Elles évoluent selon ses traditions, selon ses croyances et en fonction de ses intérêts immédiats. L’homme légifère quand il détient un pouvoir proclamé comme légitime, usurpé par la force ou investi démocratiquement, selon l’idéologie du moment et selon les mœurs acceptés à une époque ou à un endroit donnés. Il a cependant omis de se placer juridiquement dans le contexte d’un contrat synallagmatique, c’est-à-dire comme une partie parmi d’autres y ayant des intérêts. Après tout, il n’est qu’une espèce vivante, colocataire avec d’autres du même habitat. Jamais aucun pacte n’a défini des droits ou des volontés découlant des lois de la nature dont l’homme n’est qu’un élément. Il s’est toujours auto-considéré comme l’unique ayant droit et la Terre comme sa propriété exclusive.

La plupart des systèmes juridiques contemporains, du moins les européens, posent les règles pour d’infimes détails de la vie en société, pour rendre justice dans la complexité des relations humaines, ayant pour but de nous épargner de la sauvagerie. Pour ainsi dire, aucun comportement induit par nos mœurs, nos traditions, nos addictions, nos turpitudes… n’échappe à leur codification. Et pourtant, nous sommes confrontés à d’immenses déséquilibres qui ne cessent de croître. Pour n’en citer que deux, le déséquilibre matériel entre les humains eux-mêmes et, en conséquence directe, le déséquilibre entre lui et son milieu naturel.

Nous avions vu schématiquement le procédé permettant d’accumuler du capital et les effets qui en découlent. La production, la consommation, la surproduction, la surconsommation sans entrave aucune. Si une certaine redistribution des richesses ne semble laisser personne sur le tapis, la liberté d’appréciation de la valeur « richesse » échappe à toute proportion objective.
Il est difficile pour un homme honnête de voir au-delà de son quotidien subjectif, réglé par des gestes répétitifs, mais rassurants et le gardant sur sa trajectoire sans faire de mal à personne. Comme il est difficile pour quelqu’un qui fait une très bonne affaire, aussi disproportionnée soit-elle, de dire « non, c’est trop, beaucoup plus que ce qu’il me faut pour vivre heureux ». Sans limite aucune. Les préoccupations de l’homme sont calées sur des échéances correspondant à sa notion du succès et généralement en fonction de ce que la loi lui permet. Acquérir des objets améliorant son confort, les remplacer par des objets plus confortables encore et encore. Si les objets sont inabordables, utiliser des services pour les consommer quand même. Se déplacer sans devoir marcher, penser sans devoir réfléchir, économiser de l’énergie (mentale et physique), gagner du temps ou gagner beaucoup d’argent sans devoir travailler…
Le paysage composé de nos objets forme notre représentation du monde. L’inconscient s’en accapare pour fixer le but à poursuivre, soumis globalement aux lois de la croissance économique.

Étant ainsi dépassé par sa propre inconscience, nous l’avions dit, l’humain a engendré bien d’autres dépassements. Prenons l’exemple d’une information parue récemment, sans faire la Une des journaux. Elle concerne « le jour de dépassement » qui, en 2021 était le 29 juillet. Dépassement ? C’est la date de l’année à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en une année (calculé par l’ONG Global Footprint Network). Cela signifie que depuis le 29 juillet nous vivons à crédit. En 2019 c’était à la même date, mais pas en 2020. Le ralentissement économique en 2020, dû à la crise Covid-19, a laissé un petit répit à la nature en repoussant le jour du dépassement de 3 semaines, en l’espace de même pas 5 mois !
Trop abstrait tout ça ? Un langage bien plus dans l’air du temps attire les lecteurs de la presse : une dette abyssale de xxx-Trillions de Dollars, ou d’Euros (qu’importe), accumulée depuis des décennies, se voit alourdie d’une nouvelle dette de 16000 Milliards de Dollars, injectés dans l’Économie en une seule année pour aider les entreprises à survivre les mesures sanitaires d’urgence. « Tout le monde » comprend donc que l’économie doit redémarrer, s’accélèrer, afin de rembourser ces dettes et d’en contracter de nouvelles.

Qui fixe les règles pour rembourser le crédit que la Terre semble nous accorder ? Sur la base de quel contrat l’humanité dispose-t-elle de ce qu’elle utilise pour produire « sa richesse », les objets sans utilité pour tous les contractants ? Existerait-il un capital naturel ? Celui qui affirme aujourd’hui que la Terre est limitée court-il le risque d’être accusé d’hérésie, comme l’était Galilée il y a tout juste 388 ans, lorsqu’il affirmait que la terre tourne autour du soleil ?

Tous les états sont juridiquement égaux et disposent de pouvoirs exclusifs sur leur territoire. Seul un pays qui consent à se conformer à des règles hiérarchiquement supérieures à sa propre constitution cède une partie de sa souveraineté, comme les pays de la Communauté Européenne par exemple. Mais aucune autre règle supérieur n’empêche la souveraineté d’un pays, d’un état, d’une nation. De ce fait, chacun légifère de son côté et prend bien soin de garder sa part de marché ou de l’agrandir. Si malgré tout, pendant ces dernières années on témoigne d’une foison déclarations, de chartes, de grenelles… pour l’environnement dans tous les secteurs, politique et industriel notamment, il suffit de se pencher dessus plus sérieusement pour constater l’absence de véritable contrainte. Les responsables politiques actuels en France n’ont même pas réussi à se mettre d’accord sur un simple mot qui aurait pu inaugurer un changement plus formel, plus crédible. Ainsi, introduire le mot « garantir » dans l’article premier de la Constitution afin que la République Française garantisse la préservation de l’environnement était bien trop compromettant.

Quelles calamités l’humanité devra-t-elle affronter pour que de véritables décisions soient prises par ceux qui en ont le pouvoir soi-disant légitime ? Si à l’intérieur de chaque pays souverain ils sont inaptes de prendre leurs responsabilités pour protéger la vie sur Terre, comment imaginer une action commune intelligente ?
L’accélération agressive de la cadence pour sauver l’Économie, mènera-t-elle à la réalisation de projets milliardaires comme la colonisation d’autres planètes une fois que la déchetterie Terre sera devenue inhabitable ? Ou les actions « centimentales » d’une minorité aujourd’hui, invoquant un ralentissement bienveillant vers un rythme naturel et vers une sobriété empathique, permettront-elles de fédérer autour d’un milieu de vie auto-régénérateur de ses ressources ?

La conscience collective n’est que la somme de toutes les consciences individuelles, vous, moi, les autres. Aucune dictature ne serait nécessaire ni aucune violence requise pour déclencher son réveil. Il suffirait d’apprendre à lâcher prise, de s’instruire sur les réalités de la nature et d’y adapter règles et comportements. Ce sont là les seules démarches à faire, enfin presque. Un petit effort sera nécessaire, celui de réfléchir, chacun par ses propres moyens. Aussi, les libertés continueront d’exister, à la juste mesure, dans le respect et dans la tolérance. La construction d’un système juridique prenant en compte toutes les parties intéressées est à portée de nos mains. Dépasser nos limites dans le sens opposé de l’illimité pour chacun, voilà un dépassement salvateur.